Le poète aux mille métiers
Rencontre avec Raôul Duguay en 1995
par Johanne Latour,
Quoi faire en Estrie
Peu de gens d'ici ignorent 1'existence de Raôul Duguay, qui contribua à révolutionner la culture québécoise dans les années 70 et dont le plus grand "tube" fut la célèbre "Bittt à Tibi". Depuis quelques années, on l'associe volontiers à la philosophie nouvel âge... Mais il serait futile d'essayer de ranger dans une seule catégorie cet artiste des plus versatiles.
Philosophe d'abord et avant tout, Raôul Duguay a cependant oeuvré (et dans certains cas, oeuvre toujours) en tant que professeur, chanteur, compositeur, poète, critique, publiciste, dramaturge, cinéaste, comédien, animateur, formateur, conférencier et directeur artistique! Parmi toutes ces différentes facettes, tentons de découvrir l'homme, le véritable Raôul Duguay à travers son passé qu'il nous raconte au temps présent.
Une page d'histoire
C'est dans sa résidence en chantier, rénovation oblige, que m'accueille Raôul Duguay. Nous nous rendons dans la seule pièce "finie", son bureau. Des bibliothèques occupent un mur entier dans cette pièce chaleureuse, où d'innombrables volumes s'entassent sur les tablettes. Tout en haut, je remarque une page de partition jaunie par le temps..
La pointant du doigt, 1'artiste de 56 ans révèle que cette feuille de musique est celle d'une berceuse que jouait souvent son père : "Elle est toute déchirée et ce n'est pas une de ses compositions, mais je 1'ai gardée. C'est la seule que j’ai."
Héritage d'un touche-à-tout
Notre interlocuteur affirme avoir hérité de la polyvalence de son père: "Ses deux instruments principaux étaient le violon et le saxophone mais il jouait aussi du trombone, du banjo, de la guitare, du piano, des drums et de la clarinette." Pour Raôul, la diversité se manifeste dans le domaine musical, certes, mais également par sa pratique de l'art sous une multitude de formes.
Malgré l'absence de l'influence paternelle, sauf durant les premières années de sa vie (son père décéda lorsqu'il n'avait que 5 ans), le jeune Raôul développa très tôt un goût pour la scène. Ses débuts dans le monde du spectacle furent modestes mais réussis : "Vers 7 ou 8 ans, la première fois que j'ai monté sur une scène, je faisais des petits numéros comiques. Il paraît que j'étais drôle et on me disait que j'avais une belle voix."
Sa vocation artistique s'est véritablement concrétisée beaucoup plus tard (alors qu’il étudiait la philosophie à l'Université de Montréal), quand il a commencé à participer à des récitals de poésie. "Multimédia" avant l'heure, il déclamait ses poèmes et les chantait, dans un spectacle qui intégrait également peinture et projection de diapositives. "C'était assez flyé", dit-il.
"L'Infolie"
Vers la fin des années 60, Raôul Duguay fonda, avec le compositeur Walter Boudreau, un collectif des plus éclectiques; l'Infonie, qui selon lui aurait pu s'appeler l'Infolie, tellement ses membres étaient habités par une merveilleuse folie créatrice.
En plus de jouer pratiquement tous les genres de musique, d’une manière "très éclatée mais très structurée", certains infoniaques, comme on les appelait, s'adonnaient à un passe-temps populaire à l'époque, le hatha yoga. Cette pratique est à la source de l'un des aspects les plus connus (et peut-être 1'un des plus curieux) de Raôul Duguay: cette habitude d'inverser les lettres de son nom. En effet, c'est durant cette période que Raôul Duguay a commencé à se faire appeler Yaugud Luôar. Pourquoi? "Les infoniaques qui pratiquaient le yoga, dont je faisais partie, avaient découvert, parmi les asanas (postures du yoga), une position qui nous faisait particulièrement tripper: celle où on devait se tenir sur la tête. C'était de voir qui pourrait se tenir le plus longtemps sur la tête. On virait toutte à 1'envers, alors on s'est mis à virer nos noms à l'envers. Énigme résolue.
Le trip nouvel âge
A la suite d'une longue carrière de chanteur, couronnée de succès en Europe comme au Québec, Raôul Duguay entra, vers le milieu des années 80, dans "l'ère nouvel âge". - Après avoir donné plus de 2 000 spectacles et enregistré une douzaine de disques, il était temps de passer à autre chose, question de se ressourcer : "J'avais comme une envie de tendresse, de cool…".
Pour Raôul, la musique nouvel âge, comme le chant grégorien, est une musique intérieure; une musique qui nourrit . Toutefois, les pièces que l'on retrouve sur les albums "Douceur" et "Nova" (pour lesquels Duguay a collaboré avec Michel Robidoux) vont à l’encontre des stéréotypes associés à la musique nouvel âge, voulant qu’elle soit simpliste et peu recherchée. Il s'agit de sons planants, certes, mais également de compositions parfois complexes, dont la beauté réside non seulement dans le calme qu'elles procurent mais également dans le travail minutieux requis pour leur procurer une riche musicalité.
Malgré le succès international remporté par l'album "Nova", Raôul Duguay aimerait aujourd'hui se dissocier du "mouvement" nouvel âge. Non pas qu'il renie ce genre musical, mais il déplore que beaucoup de gens le "réduisent à ça ».
Toujours en mutation
Par la force des choses, Raôul est, de toute manière "en peine d'amour avec la musique", la raison principale étant qu’il ne possède plus d'instruments car des voleurs ont dérobé le studio qu’il avait installé à même sa demeure. Une grande perte. Mais il n’est pas du genre à se laisser arrêter par les événements, aussi fâcheux soient-ils. Ses ateliers de guidance vocale et conférences destinées aux cadres d'entreprises occupent une grande part de son horaire, ne lui laissant guère le temps de se morfondre. De plus, on lui a récemment demandé de se produire en spectacle cet été, ce qu'il accepta avec grand plaisir.
Il se remet aussi à 1'écriture. "C'est le penseur qui reprend le dessus." - Et avec lui, le philosophe, le poète. Est-ce à dire que celui qu'on appelait (du moins dans la région de Saint-Armand) "le chanteur aux oiseaux" s'est assagi? À cette question, il se contente de répondre, sourire espiègle à 1'appui: "Aussitôt qu’on tente de me placer dans une boîte, je tends à vouloir surprendre en faisant le contraire de ce à quoi on attend de moi…" (Peut-être est-ce dans cet esprit que notre interlocuteur a tenu à se faire photographier avec son panache de chevreuil…)
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| Photo prise en 2023 (Patrice Laroche, Le Soleil) |
"Besoin de nature"
Pour ce penseur, l'environnement et la nature ont toujours eu une grande signification. Ce qu'il qualifie de "besoin de nature" est d'ailleurs la raison qui amena le chanteur à s'installer en plein coeur de l'Estrie, à Saint-Armand. Presque trente ans plus tard, il demeure émerveillé par la vue superbe de sa fenêtre de chambre: "Avoir une montagne à regarder de sa fenêtre, c'est quelque chose de très important, parce que tu as toujours un sentiment d'élévation."
D'autre part, il y a les champs, 1'espace. Entouré de la nature, des champs, de la forêt, "de l'infini", Raôul Duguay affirme se sentir comme un milliardaire: "La civilisation commence à se rendre compte qu'il existe deux valeurs qui n'ont pas de prix: le silence et l'espace." Les rénovations majeures qu'il apporte à sa maison sont, selon le propriétaire, la confirmation de son désir de résider à Saint-Armand jusqu'à la fin de ses jours.
La vérité
A l'entendre parler, on sent que Raôul Duguay passe de bons moments à réfléchir, à méditer, dans cette maison blottie dans un vaste champ. Depuis toujours, la spiritualité occupe une grande place dans sa vie, prenant la forme d'une recherche sans fin: « Personne n'a la vérité absolue. Dès que quelqu'un me dit "Voilà la vérité. Ne cherche plus. », pour moi c'est une erreur. On n'a jamais fini de savoir c'est quoi la vérité."
Même après toutes ces années d'expérimentation et d'évolution, le poète ne prétend donc pas avoir découvert la vérité absolue. En fait, croire qu'il s'agissait du but ultime de 1'exercice serait faux. À preuve:
La vérité la vérité la vérité la vérité
Est une poignée de sable fin
La vérité la vérité la vérité
Qui glisse entre mes doigts
Il n'y a de repos
que pour celui qui cherche
1l n'y a de repos
que pour celui qui trouve
Tout est toujours à recommencer...
(Le Voyage, Raôul Duguay, 1975)

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